"LES MUSULMANS ET LE SEXE" de NADER ALAMI Editions GUMUS

"LES MUSULMANS ET LE SEXE" de NADER ALAMI Editions GUMUS

Recueil de Poésie en Hommage à Jenny Alpha

Recueil de Poésie en Hommage à Jenny Alpha

Couv "LES PLEURS DU MÂLE" Recueil de Slams d'Aimé Nouma Ed Universlam

Couv "LES PLEURS DU MÂLE" Recueil de Slams d'Aimé Nouma  Ed Universlam


CAMILLE CLAUDEL Naissance d'une vocation parJeanne Fayard Rivages Editions

CAMILLE CLAUDEL Naissance d'une vocation parJeanne Fayard Rivages Editions
Sortie en librairie début mai 2013

A LA RECHERCHE D'UNE MEMOIRE PERDUE

A LA RECHERCHE D'UNE MEMOIRE PERDUE
de GISELE SARFATI Editions PLUMES et CERFS-VOLANTS

mardi, juin 28, 2011

AUDEBUTFÛT
LAFFAIREDREYFUS


Un travail de rechreche historique, hautement précis et rigoureux, par l'historien, Frédéric Viey, grand spécialiste de l'Histoire de la Seine-et-Marne, sur un volet méconnu de l'affaire Dreyfus qui fit resurgir,avec hargne et acharnement, le bon vieil antisémitisme chrétien d'Europe. Une nouvelle page sombre de l'Histoire de France vient alors de s'ouvrir pour ne plus jamais se refermer.
Pour mémoire.

Bernard Koch


Publication avec l'autorisation de son auteur de l'intégralité de sa recherche.




La Bataille de Meaux
Ou les prémices de l’Affaire Dreyfus

Dans cette histoire tous les acteurs se mettent en place pour déboucher sur l’Affaire Dreyfus: les ‘’Boulangistes antisémites’’, l’Armée, le banni (André Crémieu-Foa), le mort (Armand Mayer), le témoin trouble : Esterhazy (vrai coupable d’espionnage pour le compte de l’Allemagne), l’avocat double (Me Demange), le Juif (le sous-préfet Isaac de Fourmi), le journal ‘’La Libre Parole’’), l’homme masqué (celui qui a écrit les articles), le frère ‘’Scapin’’ (Ernest Crémieu-Foa) et la grande muette (la communauté juive). Après la publication du livre ‘’La France Juive’’, Edouard Drumont fait paraître un journal quotidien ‘’La Libre Parole’’. Dans les colonnes de ce journal Drumont et d’autres nationalistes éditent des articles très désobligeants contre les Juifs. La cible principale est bien sur les ‘’Rothschild’’ mais toutes les catégories socioprofessionnelles sont aussi attaquées ainsi que les météques qui arrivent d’Allemagne ou d’Europe Orientale. Une seule classe n’a pas encore été touchée: l’Armée. Sous le Second Empire, la carrière militaire a été un moyen de promotion sociale pour les Juifs sortis des ghettos alsaciens et lorrains depuis moins de cent ans pourtant c’est sous la IIIème République et la politique des ‘’Opportunistes’’ que de nombreux juifs serviront dans toutes les armées ; en Algérie, au Liban, en Afrique, en Chine et au Tonkin. Beaucoup d’entre eux vont passer par l’Ecole Polytechnique et faire un séjour à Fontainebleau à l’Ecole d’Application d’Artillerie. C’est dans cette ville que séjournera Alfred Dreyfus avant d’être nommé à l’Etat Major.

André Crémieu-Foa
Capitaine des Dragons à Meaux.

Le 23 juin 1892, un officier juif français, M. Armand Mayer, Capitaine du Génie, attaché à l'Ecole Polytechnique, trouvait la mort dans un duel avec M. de Morès de ''La Libre Parole''. Ce duel avait été soit disant causé par la circonstance qu'Armand Mayer - qui avait été le témoin dans le duel entre M. de Lamase, rédacteur à ''La Libre Parole'', et le Capitaine André Crémieu-Foa, officier juif - aurait fait publier le procès-verbal de cette rencontre alors qu'il n'aurait pas du l'être. En réalité c'est Ernest Crémieu-Foa, frère du Capitaine, qui publia ce procès-verbal au su et au vu de tous. Il semble que cette publication fut un prétexte pour provoquer un autre officier israélite français en duel car le clan Drumont ne pouvait pas se permettre de s'attaquer à un autre Crémieu-Foa mais s'en prendre au capitaine Armand Mayer avait été excessif. Même si le capitaine Mayer avait dit qu'il n'aimait pas voir son nom ''dans les papiers'', il fallait se rendre à l’évidence, une rencontre était inévitable, à cause de la violence du langage et l'intransigeante attitude du clan de la ‘’Libre Parole’’.

En effet à la suite du journal ''La Libre Parole'' contre les Israélites en général et les officiers appartenant au culte israélite plus spécialement, le Capitaine André Crémieu-Foa a dû soutenir par l'épée, contre ceux qui le lui déniaient, son droit d'être soldat français. Cette dénégation impie atteignait, l’on tentait d'atteindre en lui, un parent de Franchetti, l'un des héros de Champigny en 1870 et un parent du Commandant de Picciotto, trouvé mort après une sortie sous les remparts de Metz, criblé de quatorze blessures.

Les faits:
Malgré les attaques virulentes de ''La Libre Parole'', support journalistique de ''La France Juive'' de Drumont, l'antisémitisme n'osait pas encore s'en prendre à l'Armée. Il y avait en effet des limites à l'absurde, or les officiers juifs, qui pensaient que cela ne pouvait arriver, se trompaient lourdement. ''La Libre Parole'' publia le 23 mai 1892 un article intitulé: ''Les Juifs dans l'Armée'' où il était fait état notamment: ''il existe chez l'énorme majorité des militaires un sentiment de répulsion instinctive contre les fils d'Israël. On reconnaît en ceux-ci l'usurier qui consomme la ruine de l'officier endetté, le fournisseur qui spécule sur l'estomac du soldat, l'espion qui trafique sans pudeur des secrets de la défense nationale. Partout et toujours, en paix comme en guerre, l'armée a vu le juif se dresser contre elle, contre ses devoirs, contre son bien-être, contre son bonheur''. Les journalistes antisémites font paraître un second article du même cru le lendemain, 24 mai 1892; Crémieu-Foa constatant qu'il s'agissait bien d'une campagne antisémite concernant les officiers juifs français adressa la lettre suivante à Drumont:

''Monsieur,
Les deux articles parus dans votre journal, le 23 et 24 mai, sous le titre ''Les Juifs dans l'Armée'', me tombent sous les yeux.
En insultant les trois cents officiers français de l'armée d'active qui appartiennent au culte israélite, vous m'insultez personnellement. Je vous somme de cessez cette campagne odieuse et vous avertis que si vous ne prenez pas ma lettre en considération, je vous demanderai une réparation par les armes.

Crémieu-Foa
Capitaine de Dragon, Meaux
Président de la Commission de réquisition
des chevaux. Dammartin''.



Le lendemain ''La Libre Parole'' publiait un troisième article en y insérant la lettre du Capitaine André Crémieu-Foa avec la réponse suivante:
''Monsieur,
Dans notre lettre que je reçois aujourd'hui, vous vous dites offensé par des articles parus dans la ''Libre Parole'' concernant les officiers juifs dans l'armée, et, bien que vous ne soyez pas nommé, vous vous constituez le champion de tous les officiers juifs dans l'armée d'active:
A ceci je répondrai:
1° Que vous n'avez pas qualité pour vous faire le champion des officiers juifs de l'armée.
2° Les articles sont signés.
Ceci dit, j'ajoute: Si les officiers juifs de l'armée française sont blessés par nos articles, que le sort désigne parmi eux le nombre qu'ils voudront de délégués et nous leur opposerons un nombre égal d'épées françaises.
Quant à vous, si, en tant que Juif, vous me provoquez, vous me trouverez à votre disposition.

Edouard Drumont
La Rédaction de la Libre Parole
Le Marquis de Morès et ses amis''.



André Crémieu-Foa, au reçu de cette lettre insultante de la collectivité, envoya ses témoins à Drumont: le Comte Esterhazy, Capitaine du 18ème Chasseur, et le Capitaine Devanlay du 6ème Cuirassier. Drumont constitua comme témoin un officier; le colonel à la retraite de Brémond d'Ars et M. de Morès. La rencontre eut lieu dans la forêt de Saint-Germain, dont procès-verbaux suivent:

'' Paris, le 31 mai 1892

M. le Capitaine Crémieu-Foa, des 8 éme dragons, ayant été froissé, comme officier, par des articles parus dans la ''Libre Parole'' concernant les officiers juifs dans l'armée, a provoqué M. Edouard Drumont, rédacteur en chef de ce journal.
Une rencontre a été décidée.
Les conditions du combat sont les suivantes:
Epée de combat.
Gant de ville ou de salle à volonté
Les médecins n'interviendront que sur la demande des combattants.
Le corps à corps est interdit.
La rencontre aura lieu aux environs de Paris, mercredi 1er juin, dans la matinée.
Pour M. Crémieu-Foa Pour M. Drumont
Esterhazy Colonel Comte de Brémond d'Ars
L. Devanlay Morès.''


'' 1er Juin.
Une rencontre, dans la forêt de Saint-Germain, a eu lieu entre MM. Drumont et Crémieu-Foa. A la première reprise, les deux adversaires ont été atteints l'un et l'autre d'un coup d'épée à Paquelin, les témoins ont dû arrêter le combat.

Pour M. Drumont
Colonel Comte G. de Brémond d'Ars
Morès
Pour M. Crémieu-Foa
Esterhazy
L. Devanlay''



Après le duel, le Capitaine Crémieu-Foa reprit son service au 8ème dragons à Meaux et Drumont continua ses invectives dans ''La Libre Parole'', bien qu'il ait écrit qu'il aurait été désolé d'être tué dans ce duel et qu'il aurait éprouvé un chagrin très vif à tuer un adversaire qui avait fait preuve sur le terrain, d'un courage qui devait trouver à s'employer plus glorieusement pour le service de la Patrie.

Tout semblait terminé, Drumont paraissait reconnaître que les soldats n'étaient, et n'étaient que des soldats français. Pourtant le lendemain même du duel, M. de Lamase provoqua Crémieu-Foa en duel pour l'offense qu'il lui avait fait en demandant à Drumont raison pour des articles que lui-même avait signé. Crémieu-Foa savait de la bouche de Morès que de Lamase n'était en aucune façon l'auteur des articles puisqu'il se serait agi d'''un officier de l'armée d'active''. De Lamase était-il un homme de paille? Aussi Crémieu-Foa, son frère et ses témoins décidèrent-ils de tirer cette situation au clair et d'amener ''l'officier de l'armée d'active désireux de garder l'anonyme'' de se déclarer. Pourtant Morès et Guérin, témoins de De Lamase prévinrent le Capitaine André Crémieu-Foa que, s'il ne fixait pas de date, ils dresseraient contre lui un procès-verbal de carence. Le Capitaine bondit sous l'outrage et envoya ses deux témoins; le Capitaine Mayer et le Lieutenant Trochu demander réparation de l'injure qui venait de lui être faite. Morès leur déclara qu'il était prêt à se battre mais à condition que le Capitaine rencontra d'abord De Lamase. Finalement il fut prévu par les témoins de Crémieu-Foa et De Lamase qu'une rencontre aurait lieu. Le procès-verbal indique bien les conditions acceptées par les témoins:
'' M. De Lamase s'est trouvé offensé de ce que le Capitaine Crémieu-Foa se soit adressé à M. Drumont pour lui demander réparation des injures qu'il jugeait renfermés dans une série d'articles parus dans la ''Libre Parole'' sous le titre: ''Les Juifs dans l'armée'', alors que M. De Lamase reconnaît qu'il a signé lesdits articles sans en être l'auteur, l'auteur de l'article étant un officier de l'armée d'active qui désire garder l'anonyme''.
M. de Lamase a prié deux de ses amis, MM Morès et Guérin, de demander réparation au Capitaine Crémieu-Foa dans cette offense.''

''MM. Crémieu-Foa a désigné M. le Capitaine du Génie Mayer et le Lieutenant Trochu, du 8è dragons, pour le représenter. La qualité d'offensé ayant été reconnu à M. de Lamase, les conditions suivantes ont été acceptées par les témoins:
- l'arme choisie est le pistolet de combat
- distance, vingt cinq pas normaux
- quatre balles seront échangées au commandant et avec un intervalle de deux secondes entre le commandement de feu et celui de trois.
La rencontre aura lieu aux environs de Paris, demain lundi 20 juin, à deux heures de l'après-midi.

Pour M. Crémieu-Foa Pour M. de Lamase
Capitaine Mayer Marquis de Morès
Lieutenant Trochu J. Guérin''.


Ernest Crémieu-Foa, frère du Capitaine, fit publier ce procès-verbal, alors que les parties avaient convenu qu'il n'était possible que de le montrer. Les Journaux du lundi 20 juin, au maint, publièrent ce procès-verbal ce qui fit que De Lamase, le Capitaine Mayer et le Lieutenant Trochu reprochèrent vertement à André Crémieu-Foa d'être le responsable de cette publication.

Le Capitaine Crémieu-Foa et ses deux témoins se rendirent à Levallois-Perret, le duel eut lieu et quatre balles furent échangées sans résultat. L'honneur était sauf.

Après le duel, Morès s'adressa à André Crémieu-Foa en lui demandant s'il voulait se battre avec lui le lendemain:
''- Demain je suis votre homme, répondit le Capitaine.''
Alors que le Capitaine Mayer, qui avait les mêmes sentiments que ceux de Crémieu-Foa, vint dire à André qu'il avait son affaire avec Morès.

''- Pardon, reprit André Crémieu-Foa, vous aurez votre affaire avec Morès qu'après moi. Je ne suis passé par le duel de Lamase que pour arriver à Morès, et je prétends, quoiqu'il arrive, passer avant vous''.

Le soir même le Capitaine Crémieu-Foa recevait un télégramme de Meaux envoyé par son Colonel:
''Rentrez immédiatement, ordre du Commandant du Corps d'Armée''.

Le Capitaine était atterré; ne pas se battre avec Morès, c'était lui qui lui avait demandé réparation. Morès, la veille, lui avait demandé s'il voulait toujours se battre.

Le Capitaine Esterhazy lui conseilla l'obéissance à ses supérieurs, Ernest Crémieu-Foa se rendit donc à Meaux pour se mettre en règle avec l'autorité militaire en se préparant à rentrer le 22 juin pour son duel avec Morès puis avec Guérin, le Capitaine Esterhazy devant prévenir les témoins de Morès.

Le 22 juin, André Crémieu-Foa et le Député Thomson se rendirent au Ministère de la Guerre afin que le Ministre donne l'ordre au Colonel Pammard de faire le nécessaire pour que le Capitaine Crémieu-Foa puisse venir à Paris.

Le lendemain 23, la ''Libre Parole'' faisait état de l'accord entre les témoins des parties, mais pas un mot sur la récusation et du duel Mayer/Morès. Or le matin même le Capitaine Armand Mayer et Morès se rencontrèrent dans l'île de la Grande-Jatte, le Capitaine Mayer fut grièvement blessé et le soir à cinq heures il rendait le dernier soupir. La première victime de la campagne de la ''Libre Parole'' était un officier français.


Mais comment les choses en étaient arrivées là?
Avant le duel De Lamase / Crémieu-Foa, Morès aurait dit au Capitaine Mayer:
''Capitaine Mayer, vous avez manqué à votre engagement, à votre parole d'honneur, vous m'en rendez raison''.
Mayer répondit alors: ''Je suis entièrement à votre disposition, mais je tiens à vous dire que l'indiscrétion ne vient pas de moi''.
Morès ajouta: '' Vous en êtes responsable''.
Le Capitaine de répondre: ''Je le reconnais''.
Alors que le Lieutenant Trochu précisait: ''C'est André Crémieu-Foa''.
Les témoins furent constitués et les procès-verbaux furent publiés sous cette forme:
''Le procès-verbal de la rencontre qui a eu lieu le 20 juin 1892 entre M. le Capitaine Crémieu-Foa et M. de Lamase ayant été publié contrairement aux conventions établies entre les témoins, M. de Morès, premier témoin de M. de Lamase, s'est trouvé offensé par cette publication et a demandé réparation à M. le Capitaine Mayer, premier témoin de M. le Capitaine Crémieu-Foa.
Bien qu'il soit reconnu, sur l'affirmation des témoins de M. le Capitaine Mayer, que la publication dont il s'agit ne résulte en rien du fait de cet officier, celui-ci a immédiatement assumé la responsabilité et a désigné pour le représenter; M. Delorme, Capitaine du Génie, et M. Poujade, Capitaine d'Artillerie''.

De son côté, de Morès avait désigné pour le représenter le Comte de Lamase et Jules Guérin. Les conditions du combat devaient être les suivantes:

'' - Epée de combat ordinaire, gants de salle ou de ville et escarpins à volonté.
- la durée des reprises sera de trois minutes, celle des reposes d'une demi-minute
- le combat cessera après une blessure mettant un des adversaires dans une infériorité évidente constatée par des témoins.
La rencontre aura lieu dans les environs de Paris, demain, jeudi 23 juin 1892, à dix heures du matin.

En foi de quoi les témoins ont signé le présent procès-verbal.
Paris le 22 juin 1892.

Pour M. de Morès Pour le Capitaine Mayer
Comte P. de Lamase P. Delorme
J. Guérin A. Poujade''.


Conformément au procès-verbal, la rencontre eut lieu le matin même à dix heures, à l'île-de-la-Grande-Jatte:
''A la première reprise, M. Mayer a été atteint par l'épée de son adversaire au-dessus de l'aisselle droite. La plaie intéressant le sommet du poumon a déterminé une hémoptysie peu abondante, suivie d'une syncope de courte durée.
Le blessé, après les premiers soins donnés sur le lieu du combat par MM. les docteurs Février, Paquelin et Faure, a été transporté à l'hôpital du Gros Cailloux.

Paris le 23 juin 1892
Pour M. de Morès Pour le Capitaine Mayer
Comte P. de Lamase P. Delorme
J. Guérin A. Poujade''.


‘’L’écho de Lyon’’ du 25 juin 1892 relatait pour ses lecteurs la mort du capitaine Mayer :
‘’Plus de quinze cents personnes sont venues hier déposer leurs cartes au domicile de M. Mayer. De nombreux officiers de tous grades sont allés s’inscrire.
Les registres déposés chez le concierge de la maison étaient hier soir couverts de signatures, parmi lesquelles se lisaient les noms les plus connus des israélites qui habitent la capitale.
A six heures, M. le docteur Vibert, médecin légiste, s’est présenté, 14, rue de Douai et a déclaré à la famille Mayer qu’il avait été chargé par le parquet de procéder à l’autopsie du corps : il a demandé que le transfert à hôpital du Gros-Caillou eût lieu immédiatement. M. Mayer a prié, supplié qu’on lui laissât son fils, disant assez judicieusement que l’autopsie était inutile, qu’on savait très bien de quoi il était mort et que cette opération n’était qu’une formalité des plus pénibles qu’il était bien facile de leur épargner.
M. Vibert a répondu en montrant l’ordre signé du juge Couturier.
La famille dut s’incliner et quelques instants après, le fourgon funéraire emportait à l’hôpital du Gros-Caillou, le corps de M. Mayer.
Les obsèques de M. Mayer auront lieu demain à trois heures.

M. Guérin a demandé hier soir à voir M. de Morès ; il lui a été répondu que M. de Morès ne pouvait recevoir personne avant d’avoir été interrogé. On considère l’arrestation de M. de Morès comme de pure forme, et l’on est convaincu qu’il sera relâché aujourd’hui, immédiatement après son interrogatoire, jusqu’au jour des assises.
C’est ce qui eut lieu pour M. Dichard, lors de son duel ave M. Massas, ainsi que pour M. Habert dans son duel avec M. Dupuis.
Etant donnée l’intention de MM. de Lamase et Guérin de na pas répondre à la lettre de M. Ernest Crémieu-Foa publié hier, on espère que cette malheureuse affaire n’aura pas d’autres suites.
En raison de la mort tragique de M. Mayer, le grand banquet que les élèves de l’Ecole polytechnique devaient offrir ce soir au général Borius, à l’occasion de sa nomination au secrétariat de la présidence, a été décommandé.

Le Capitaine Crémieu-Foa


On lit dans le "’Matin"
A peine a-t-il appris la nouvelle de l’issue fatale du duel où, se trouvait engagé son premier témoin dans son affaire avec M. P. de Lamase, M. le Capitaine Crémieu-Foa, après avoir obtenu la levée de ses arrêts, s’est rendu de Meaux à Paris. Le brave officier était animé de sentiments que tous comprendrons, mais ceux-là surtout qui connaissent l’énergie et la vivacité de son caractère.
Sa première visite fut pour la famille de son intime camarade, de celui qui avait payé de sa vie son dévouement à l’amitié, son souci de défendre l’honneur de l’uniforme, et qui enfin, par sa chevaleresque insouciance, par sa bravoure, avait prouvé aux insulteurs l’égalité des races.
Il fut reçu à sept heures et demie du matin par les inconsolables vieillards qui pleuraient leur fils. L’entretien dura une demi-heure sans témoins. M. Crémieu-Foa embrassa le cadavre de son ami, et on devine quelle résolution il prit en face de la victime.
Il se rendit ensuite au domicile de M. de Morès, qui n’était pas chez lui. Dans l’espérance de trouve M. de Morès, ou l’un de ses amis, il entrait aux bureaux de la Libre Parole.


A la ‘’Libre Parole’’
Les bureaux étaient déserts. Seul, le directeur du Journal, M. Edouard Drumont, était enfermé dans son cabinet. M. Crémieu-Foa fut introduit aussitôt auprès de M. Drumont.
La Libre Parole de ce matin fait allusion à cette entrevue, et dit que M. Crémieu-Foa en est sorti calme et apaisé.
Notre enquête personnelle nous a permis de reconstituer la scène qui eut lieu entre le capitaine et l’éditeur responsable des publications dont la suite a été la mort d’un officier français.
La lecture de la Libre Parole n’avait pu apaiser M. Crémieu-Foa. Il y avait vu qu’on attribuait faussement à son ami la qualité de professeur d’escrime, sans doute afin de rehausser la gloire du marquis de Morès et d’atténuer sa responsabilité.
Il y avait vu qu’on appelait le capitaine Mayer : une victime du point d’honneur et qu’on y saluait respectueusement son cercueil, comme, à la cour d’assises de la Seine, on avait salué respectueusement l’honneur de M. Burdeau, après n’avoir rien négligé pour le salir.
Le capitaine n’avait donc rien trouvé dans cette lecture qui adoucit son indignation.
Mais un spectacle inattendu s’offrit à lui : celui de M. Edouard Drumont affaissé, effondré, versant de vraies larmes et prononçant des paroles entrecoupées dont voici le sens :
‘’ Vous voyez un homme accablé, désespéré s’écria le directeur de la Libre Parole.
Je comprends maintenant qu’en m’en prenant à des officiers de l’armée française, j’ai perdu mon journal, mon cher journal.
‘’Que va devenir la Libre Parole ? Qu’avons nous fait ? Nos espérance sont détruites….’’
Et M. Drumont pleurait comme Marius sur les ruines de Carthage.
Devant cet anéantissement, M. Crémieu-Foa n’avait qu’un parti à prendre : laisser M . Drumont à ses regrets, à ses lamentations sur le coup imprévu qui frappait son entreprise, au moment où, pour parer aux suites de son procès, il faisait un appel suprême au concours de ses partisans.

L’autopsie
Paris, 25 juin
Ce n’est que ce matin, à sept heures que le corps du capitaine Mayer a été transporté au Gros-Caillou.
A six heures et demie, M. Cochefert, commissaire aux délégations judiciaires, se présentait 14, rue de Douai, où il était reçu par le père, la mère et le frère de la victime.
Peu après, le corps était placé dans un fourgon des pompes funèbres, et le commissaire de police et le frère du défunt prenait place dans le funèbre coupé.
Au Gros-Caillou, l’autopsie a été faite à 8 heures, par le docteur Vibert, médecin-légiste, assisté du médecin en chef de l’hôpital.
Il a été constaté que la paroi thoracique du côté droit a été traversée entre la deuxième et la troisième côte ; les deux lobes du poumon ont été ensuite traversés.
Le coup mortel qui a atteint le malheureux capitaine, ayant dû être porté du haut en bas, l’épée passant entre la huitième et neuvième vertèbres dorsales, s’est arrêtée dans la masse vertébrale, où elle a pénétré de 4 centimètre et où elle s’est émoussée.
Le trajet total de l’arme est d’environ 30 centimètres.
Le fourgon des pompes funèbres a ensuite ramené le corps, 14, rue de Douai, où il est arrivée à 11heures.’’

Le 27 juin 1892, le Journal ‘’Le Temps’’ publiait un long article autour des obsèques du Capitaine Armand Mayer au Cimetière du Montparnasse :
‘’Dernière heure
Les obsèques du capitaine Mayer
Les obsèques de M. le capitaine Mayer ont eu lieu aujourd’hui, à trois heures.
Bien avant que l’heure indiquée pour le rendez-vous au domicile mortuaire, dont la porte cochère était tendue de draperies noires, une foule considérable avait envahi les abords de la rue de Douai. Toutes les rues avoisinantes étaient également encombrées.
Rue de Douai, les invités eux-mêmes ne pouvaient approcher de la maison mortuaire, tant la foule était compacte. On peut évaluer à près de vingt mille le nombre de personnes qui sont venues pour suivre les obsèques.
Les assistants étaient recueillis et observaient le silence le plus rigoureux.
C’est à trois heures et demie seulement que le cercueil a été placé sur le char funèbre. A ce moment un compagnie d’infanterie et la compagnie des élèves de l’Ecole polytechnique commandée de service ont rendu les honneurs.
Le char funèbre disparaissait sous un amoncellement de fleurs et de couronnes. Parmi les plus belles, on remarquait celles offertes par le consistoire central et le consistoire de Paris, par le journal Paris, composée de fleurs naturelles, enguirlandée d’un drapeau tricolore sur lequel était écrit : ‘’ Le Paris au Capitaine Mayer’’, celles du Radical, du Rappel, de l’Echo de Paris, du National, de la Nation, de la Lanterne, cette dernière avec cette inscription ; La Lanterne à l’officier lorrain’’, celle offerte par les anciens élèves de l’école Sainte-Barbe.
Le général commandant et les officiers de l’Ecole polytechnique, ainsi que les élèves de l’école avaient envoyé également une superbe couronne, composée de roses et d’œillets blancs.
Parmi les nombreuses gerbes de fleurs, on en remarquait une, toute de violettes et de roses blanches, sur laquelle figurait cette inscription : ‘’Altdorf (Alsace-Lorraine)’’.

A trois heures trois quarts, le cortège s’est formé.

La compagnie des élèves de l’Ecole polytechnique que commandait le capitaine Mayer s’est placées en tête, précédant le char funèbre. Les élèves étaient en grande tenue ; ils avaient le bicorne avec la jugulaire et l’épée à la main. Au bras, en signe de deuil, ils avaient un rêpe. Ouvrant la marche avec eux, était une compagnie d’infanterie.
Derrière le char marchaient le représentant du ministre de la guerre, M. Strafforello, capitaine du génie, officier d’ordonnance, le général Borius, commandant l’Ecole polytechnique, une foule de notabilités du monde politique, un grand nombre d’officiers en uniforme, les délégations du consistoire central et du consistoire de Paris, et les autres compagnies des élèves de l’Ecole polytechnique, qui a assisté en cœur à la cérémonie.
Au cimetière Montparnasse M. Zadoc-Kahn, grand rabbin de France, a prononcé le discours suivant ;


Discours de M. Zadoc-Kahn
Messieurs,
Une grande douleur nous étreint à la vue de ce cercueil. Il renferme les restes inanimés d’un noble jeune homme, bien digne d’appartenir à cet admirable corps d’officiers français qui représente, par excellence, la droiture, la loyauté, l’honneur, l’abnégation, le mépris du danger et l’habitude du sacrifice.
Nous connaissons Armand Mayer comme un cœur excellent , où il n’y avait de place que pour les sentiments généreux, comme un esprit vif, délicat, d’une rare finesse et d’une grande élévation, comme un caractère aimable et sérieux, doux et viril. Ses parents étaient heureux de sa tendresse filiale, fiers de le savoir estimé et aimé de tous, et ils fondaient sur sa carrière, dont les débuts avaient été si honorables, les plus brillantes, les plus légitimes espérances. Son frère lui était attaché par les liens d’une touchante amitié. Ses chefs l’appréciaient et comptaient sur lui ; ses camarades lui témoignaient ces sentiments de confiance et de bonne confraternité qui font de notre armée une vraie famille, unie par le respect du devoir et l’amour du pays.
Et tout cela dans une lamentable catastrophe ! Ce jeune homme de trente-quatre ans, ce brave officier est allé au devant de la mort dans un de ces combats fratricides que l’usage, malheureusement, autorisé, mais que réprouvent la loi et la religion.

Ah ! messieurs, quel deuil pour cette maison si cruellement frappée en plein bonheur, en pleine sécurité ! Quel deuil pour l’armée, qui perd, dans la personne du capitaine Mayer, un de ses officiers les plus instruits, les plus vaillants et les plus riches d’avenir ! Quel deuil pour la France, qui voit disparaître un de ses enfants qui aurait voulu et qui aurait dû fla servir pendant de longues années par son courage, par sa science et par son dévouement ! Quel deuil enfin pour le judaïsme français, pour qi a coulé ce sang précieux ! Comment exprimer la profonde tristesse que nous cause cette mort et les motifs qui l’ont amenée ? Voilà donc où peuvent conduire des violences de plume, des attaques inconsidérées et des haines souvent plus factices que réelles !
Il nous reste, du moins, une consolation dans notre indicible chagrin. La cruelle leçon qui se dégage d’un événement déploré par tous a été comprise : j’en atteste la désolation générale, l’unanimité des regrets qui soe sont fait jour d’un bout de notre pays à l’autre.
L’âme de la France vient de se révéler toute entière, avec sa générosité native, sa passion de la justice, sa tendre pitié pour le malheur et son amour ardent pour les membres de l’armée, qui est sortie de ses entrailles et qui est sa force, son honneur, son espoir. Tous les cœurs sans exception ont tressailli d’émotion : un même cri de douleur est sorti de toutes les lèvres. Jamais la conscience nationale ne s’est affirmée avec plus de force ; jamais la sainte unité de la Patrie, ne reconnaissant que des enfants aimés dans ceux qui défendent son drapeau et s’inspirent de son génie, ne s’est manifestée avec plus d’éclat.
Messieurs, ces funérailles ont, elles aussi, leur éloquence, car elles sont pour ainsi dire conduites par la France elle-même. Et puis il y a comme une voix qui sort de ce cercueil, de même qu’elle sort de toutes les tombes qui nous environnent. Dans ce champ solennel du dernier repos, toutes les distinctions s’effacent, les violences sont déplacées, et les excitations malsaines sonnent faux. Portez dans le monde de l’action, dans vos relations de tous les jours quelque chose de cet esprit de tolérance, de respect mutuel, de charité qui est le grand enseignement que la mort donne à la vie.

Ah ! Messieurs, je n’exprime qu’un souhait et, en le faisant, je suis sûr d’être l’interprète du capitaine Mayer lui-même : c’est que ces conseils d’outre-tombe portent leurs fruits ; c’est que tous ceux qui ont l’honneur de tenir une plume et d’agir sur l’opinion publique considèrent comme leur devoir sacré d’unir, et non de diviser, et se disent que c’est un crime contre la patrie d’exciter des haines et de semer des défiances entre les citoyens qu’ l’aiment d’un égal amour ; c’est que les penseurs, les hommes publics, et surtout les ministres des religions, serviteurs nés de toues les idées justes, bonnes et élevées, se servent de l’influence qu’ils possèdent pour faire de tous les enfants de la France, à l’exemple de l’armée de la France, une seule famille, n’ayant au cœur qu’une …………………… et la grandeur de la patrie et veiller sur son bon renom.

Ainsi nous honorerons la mémoire de ce jeune martyr, qui était, lui étranger à toute idée étroite et exclusive, à tout sentiment de haine et qui, comme tous ceux qui porte l’épée de la France, s’était dévoué complètement au culte du Devoir et de l’Honneur. Le sacrifice qu’il afait de sa vie n’aura pas été inutile aux causes qui lui étaient chères s’il a pour effet de dissiper de funestes malentendus et de faire resplendir, à travers le voile de deuil qui le couvre aujourd’hui le drapeau de la France, ce glorieux et immortel symbole de la justice, de la concorde et de la fraternité.
Adieu, Armand Mayer ! Nous savons comment vous avez vécu et pourquoi vous êtes mort. Aussi nous chérirons votre souvenir, nous entourerons de nos respectueuses sympathies les parents, le frère, les amis qui vous pleurent, et, d’un cœur sincère et ému, nous prierons Dieu de vous tenir compte, dans sa justice éternelle, de votre vie si courte comme de la carrière la mieux remplie. Adieu ! Reposez en paix !

Après M. Zadoc Kahn, le général Borius, commandant de l’Ecole polytechnique, a prononcé une allocution, dans laquelle il fait l’éloge du défunt et exprime les regrets universels que cause sa fin prématurée.
C’est M. le rabbin Mayer, oncle du défunt, qui a dit les prières d’usage.’’

Le Capitaine Crémieu-Foa et son frère Ernest suivirent, parmi la foule, le cercueil d'Armand Mayer. Le Grand Rabbin de France Zadock Kahn prononça un discours, la voix brisée par les sanglots, orienté vers le pardon et la charité.

Sépulture du Capitaine Armand Mayer au Cimetière du Montparnasse.

De Morès passa devant la Cour d'Assises où il fut acquitté car il était de tradition que les Assises soient saisies lorsqu'un duel avait pour issue la mort d'un des combattants. Chose assez curieuse, c'est Me Demange qui fut l'avocat de Morès dans cette histoire, quelques années plus tard il fut l'avocat de Dreyfus. ‘’L’Echo de Lyon’’ du mardi 30 août 1892 a relaté les minutes du procès de Morès :
‘’Cour d’Assises de la Seine
Le Procès de Morès


Paris, le 20 août
Aujourd’hui ont commencé devant les assises de la Seine, les débats du procès relatif au fameux duel Morès-Mayer.
Avant l’audience
On avait pris en vue de ce procès, par crainte de quelque manifestation sémitique ou antisémitique, des mesures extraordinaires qui, d’ailleurs, ont été inutiles.
On ne laissait pénétrer que les habitués ordinaires du Palais ; le poste des gardes républicains de la cour de la Sainte-Chapelle avait été doublé, et la grille d’entrée donnant sur la place Dauphine était étroitement surveillée par des gardiens de la paix de la deuxième brigade centrale.
Dans l’intérieur de la salle des assises, des agents de la Sûreté avaient été postés un peu partout et ses gardes avaient reçu la consigne rigoureuse d’expulser immédiatement toute personne qui tenterait une manifestation quelconque.
L’audience
a été ouverte devant une salle à peine aux trois quarts pleine.
Le président demande leurs noms, prénoms et professions aux cinq accusés qui répondent d’une voix plus ou moins émue.
Les accusés
1. M. Manca de Vallombroza, Antoine-Amédée-Vincent-Marie, marquis de Morès, né le 15 juin 1858 à Paris, propriétaire demeurant à Paris, 5, rue de Tilsitt
2. M. Jules Guérin, né le 14 septembre 1860, à Madrid, négociant demeurant à Paris, 245 rue de Belleville


3. M ; Paul-Marie Delorme, né le 25 février 1858, à Nancy, capitaine du génie, demeurant à Paris, demeurant à Paris, 160 rue de Courcelles.
4. M. Adrien-Clément Poujade, né le 3 décembre 1853, à Montaigu (Vendée), capitaine d’artillerie, demeurant à Paris, 21, rue Descartes
5. M. Paul-Marie-Joseph Pradel de Lamaze, né le 27 février 1849, à Vignols (Corrèze), homme de lettres, demeurant à Paris, rue Waddington.
Le président fait connaître que M.de Morès a subi deux condamnations de l’une à 100 fr. d’amande pour détention d’armes de guerre ; l’autre à trois mois de prison pour provocation à un attroupement non armé.
M. Lamaze a été deux fois condamné pour diffamation.
Les renseignements recueillis sur le couple M. Guérin sont défavorables ; il a été notamment déclaré en faillite.

L’Acte d’accusation
Dont le greffier donne lecture s’attache surtout à démontrer la culpabilité des témoins du duel.
D’après ce document, les charges les plus lourdes semblent peser sur eux. On leur reproche notamment :
1° D’avoir laissé le duel s’accomplir, alors que rien ne le justifiait
2° D’avoir reconnu à M. de Morès la qualité d’offensé très contestable
3° D’avoir négligé de tenir compte de ce fait qu’au moment du duel, le bras droit du capitaine Mayer était très fatigué ;
4° D’avoir laissé les combattants se servir d’épées dites ‘’colichemardes’’, d’un poids trop lourd.
L’Interrogatoire
Le président procède avec bienveillance peu dissimulée, à l’interrogatoire de M. de Morès ; il rappelle que M. de Morès a été naturalisé Français, et il lui demande de fournir des explications sur son séjour en Amérique.
Le marquis de Morès fait un long récit de son commerce de bestiaux à Chicago ; à la suite d’une coalition, il a perdu des sommes considérables ; il est allé alors aux Indes en 1884, puis au Tonkin.
M. de Morès entre de nouveau dans les détails de son séjour au Tonkin, où il a fait de nombreux levers de plans ; il espérait avoir une concession là-bas, mais elle lui a échappé.
Le président. – N’est-ce pas à l’ancien ministre de l’intérieur Constans que vous avez attribué votre échec ? – Non, Monsieur le président.
D. Ce n’est donc pas pour cette raison que vous êtes allé combattre à Toulouse la candidature du ministre de l’intérieur ?
R. Je n’ai combattu M. Constans que sur la demande de Mme Richard dont je voulais venger la mort de son mari que j’avais beaucoup connu au Tonkin.
Le président, faisant allusion au duel au pistolet qui eut lieu entre M. de Morès et M. Camille Dreyfus, député, l’accusé dit que celui-ci avait grossièrement insulté sa famille et que c’est pour lui demander réparation de cette offense qu’ils s’est battu avec lui.
-Ce n’est pas par haine du juif que je l’ai provoque, pas plus que je n’ai poussé à la haine des citoyens, bien qu’on m’ait condamné à trois de prison pour cela.
Le président. – Vous avez à une époque encore récente, organisé avec le concours des anarchistes, des réunions dans lesquelles vous préconisiez la spoliation et l’extermination des juifs. R. Je croyais, et je crois encore en effet, qu’à un moment donné il faudra organiser une cour de justice pour réviser la fortune de certains gros millionnaires.
Le président. - Vous collaborez à la Libre Parole ? – R. Parfaitement, mais en simple rédacteur ; je n’y ai aucunes parts.
Le président. – La Libre Parole a publié sous ce titre ; les Juifs dans l’armée, des articles qui étaient d’une extrême violence.
M. de Morès. – Je ne trouve pas.
Le président. – Voulez-vous que j’en lise quelques extraits ? - Je préfère que vous les lisiez en entier
Le président. – Ce sera peut-être un peu long (rires)
Le président passe les numéros du journal au greffier, qui en fait la lecture.
Interrompant, le marquis de Morès dit :
-Ces articles ne sont pas signés de moi.
Le président : C’est exact, ils sont signés de M. de Lamasse, mais vous n’en désapprouvez pas les termes ? – R ; Au contraire.
La lecture continue, interrompue quelquefois pas l’hilarité de l’auditoire.
Cette lecture terminée, le président dit :
C’est à la suite de ces articles que le capitaine Crémieu-Foa écrivit à M. Drumont pour lui demander de cesser ces attaques ou une réparation par les armes. Une rencontre eut lieu entre ces deux messieurs dans la forêt de Saint-Germain ; les deux adversaires furent légèrement blessés.
M. de Lamasse voulut se battre ensuite avec le capitaine Crémieu-Foa, mais ce fut en vain et ses témoins durent le ménager de dresser un procès-verbal de carence.
Le capitaine Crémieu-Foa ayant alors constitué des témoins : MM. Trochu et Mayer, écrivit à MM. Morès et Jules Guérin, témoins de M. de Lamasse, qu’il demandait que la question d’une rencontre avec M. de Lamasse fut soumise à un jury d’honneur.
M. de Morès dit ne pas se rappeler avoir reçu une pareille lettre.
Le président ajoute ; la lettre du capitaine Crémieu-Foa se terminait par une demande de réparation personnelle qu’il vous adressait, votre menace de procès-verbal de carence constituant une injure pour lui.

Lorsque les capitaines Trochu et Mayer arrivèrent chez vous, ils vous trouvèrent dans votre jardin en train de faire des armes ; à ce moment les épées dont vous faisiez usage leur parurent très lourdes. Comme M. Guérin n’était pas présent, vous, vous vous rendîtes tour à tour à l’Ecole Polytechnique. Là, tous les quatre réunis, vous décidâtes que l’on ne réunirait pas le jury d’honneur et que le duel Crémieu-Foa-de Lamasse aurait lieu au pistolet.
D’après M. Ernest Crémieu-Foa, son frère, le capitaine aurait blâmé vertement le capitaine Mayer d’avoir renoncé à la constitution d’un jury d’honneur. Celui-ci aurait répondu ; ‘’Je vais faire mon possible, le procès-verbal n’est pas encore terminé’’. Puis, sur la demande du capitaine Crémieu-Foa, tous les quatre, vous avez pris sur l’honneur de ne pas publier de procès-verbal.
D. – Qu’entendiez-vous par cela, ne pas le communiquer à la presse ou ne le communiquer seulement qu’aux intéressés ?
R. – Je comprenais, pour ma part, qu’il ne pouvait être communiqué que sous la responsabilité du premier témoin.
Enfin ? après qu’une très vive altercation se fût produite entre le capitaine Crémieu-Foa et le capitaine Mayer, au sujet du refus d’un jury d’honneur, la capitaine Crémieu-Foa prenait copie du procès-verbal, puis les deux frères Crémieu-Foa furent se promener au bois du Boulogne. La première personne qu’ils rencontrèrent fut M. Lebey, directeur de l’Agence Havas ; M. Ernest Crémieu-Foa lui montra la copie et, quelques instants après, au directeur du National. M. Ernest Crémieu-Foa le porta ensuite dans les bureaux d’une autre agence télégraphique et, enfin, dans plusieurs rédactions de journaux.
C’est ainsi que malgré l’engagement qui avait été pris par les témoins le procès-verbal fut publié, et bien que le capitaine Mayer vous eût déclaré sur l’honneur qu’il n’était pas l’auteur de la divulgation, il accepta de vous donner réparation.
D. Vous saviez donc qu’il n’avait pas forfait de sa parole. Qui soupçonniez-vous ?
R. Je pensais que c’était le capitaine Crémieu-Foa qui avait communiqué le procès-verbal, mais comme le premier témoin doit être responsable en pareil cas, je me suis battu avec le capitaine Mayer.
Le président. – Mais, puisqu’il vous disait que c’était un autre. – R. Cela ne me regardait pas.
Le président. – MM. les jurés apprécieront.
Le duel eut lieu à Levallois-Perret on en connaît l’issue.
Or, dit le président, tout le monde savait à ce moment là que l’auteur de la divulgation était M. Ernest Crémieu-Foa. Le capitaine Mayer lui dit devant vous sur le terrain : ‘’Vous voyez, je me bats pour vous’’.
A ce moment, M. Ernest fit le geste de mettre la main à son portefeuille pour en tirer une carte, qu’il ne sorti pas, d’ailleurs, mais le capitaine Mayer riposta aussitôt : ‘’Du tout, c’est moi qui suis responsable’’ et la rencontre eut lieu.
Le président. – Eh bien, M. le marquis de Morès, je m’adresse à votre loyauté. Si le capitaine Mayer au lieu de se battre avec vous vous eût dénoncé le nom du coupable, qu’eussiez-vous pensé de lui ? Vous l’auriez tenu pour un lâche et vous ne vous seriez pas battu avec lui. Expliquez alors comment il se fait que vos témoins aient posé l’ultimatum suivant pour arranger l’affaire : ‘’Dites-nous le nom de la personne qui a commis cette divulgation’’.
M. de Morès. – Si le capitaine Mayer m’avait dit : ‘’C’est un tel qui m’a volé le procès-verbal sur ma table’’, je l’aurais tenu quitte.
Le président. – Non, non, ne dites pas cela, vous auriez eu du mépris pour lui. Cette révélation lui aurait fermé toutes les portes, tout le monde la lui aurait reprochée.
Le président insiste ensuite sur l’état d’infériorité dans lequel se trouvait le capitaine Mayer, qui souffrait du bras droit et en était réduit à faire assaut de la main gauche avec le prévôt de l’Ecole polytechnique.
M. de Morès. – Sa main droite se fatiguait au bout d’une demi-heure de combat ; tel ‘na pu être le cas de notre rencontre, qui n’a duré que trois seconde à peine.
Le président. – Le poids de vos épées avait frappé le capitaine Mayer ; il les avait vues chez vous et les avait tenues dans sa main. Il en était préoccupé à ce point qu’il avait demandé au caporal Roulleau, prévôt de l’Ecole polytechnique, s’il pourrait refuser de se battre avec des épées qu’il craignait trop lourdes. R. – Les épées qui ont servi au combat pesaient 750 à 780 grammes : comme tout militaire doit pouvoir se battre avec l’épée qu’il porte au côté et qui pèse plus d’un kilogramme, je ne trouve pas que le poids de mes épées, inférieur de 250 grammes à celui du kilogramme, soit si excessif qu’on veut le dire.
Le président. – L’accusation tirera de toutes ces circonstances que ce que vous vouliez surtout c’était un cadavre de juif. D’ailleurs, dans l’interview que vous a prise un rédacteur de l’Echo de Paris, vous disiez : ‘’Les questions de personne ne sont pas rien, les principes sont tout ; nous ne sommes qu’au commencement d’une guerre civile’’.
M. de Morès proteste vivement contre le mot de guerre civile. J’ai ajouté, dit-il, que je ne propageais pas de haine ; je n’ai pas de haine contre personne, je ne vise pas non plus à la désorganisation de l’armée.
J’ai dit que les crédits de l’armée ne devaient pas continuer à être dans les mains de quelques juifs, et j’ai ajouté que si l’état de choses, dans lequel nous vivons, persistait, si des milliers de personnes continuaient de mourir de faim, une guerre civile et sociale ne tarderait pas à se produire.
Des vifs applaudissements partent du fond de la salle qui jusqu’à-là avait conservé un silence très grand. Le président menace de faire évacuer cette partie de la salle si une nouvelle manifestation venait à se produire.
L’audience est suspendue.

M. de Lamasse
A la reprise de l’audience, le président procède à l’interrogatoire de M. de Lamasse.
-Vous êtes, lui dit-il, le signataire des articles intitulés : les Juifs dans l’Armée parus dans la Libre Parole. – R. Parfaitement.
Le président. – Le rôle du témoin est surtout celui d’un conciliateur qui doit s’efforcer de rechercher tous les moyens d’éviter une rencontre. L’accusation vous dira probablement que vous n’étiez peut être pas dans une situation d’esprit à remplir le rôle de témoin dans une affaire d’honneur dont un des adversaires était un juif. –
R. Je n’avais aucun motif de haine contre M. Mayer, et je déclare que j’ai fait tout ce qu’il m’a été possible pour éviter une rencontre. J’espérais jusqu’au dernier moment que M. Ernest Crémieu Foa se dénoncerait et alors j’aurais empêché le combat avec le capitaine Mayer.
D. – Pourquoi n’avez vous pas empêché M. de Morès de se servir d’épées plus lourdes alors qu’il en avait du poids ordinaire. –
R. – Le poids des épées n’était pas anormal, M. de Morès vous l’a expliqué tout à l’heure.

M. Jules Guérin
M. Jules Guérin, interrogé à son tour dit que le procès-verbal ne devait être communiqué qu’aux intéressés afin d’éviter tout indiscrétion.
- Je ne puis que regretter que M. Crémieu Foa ne se soit pas fait connaître et, ayant manqué à sa parole d’honneur, qu’il ait fait tuer un homme dans un duel où il aurait dû occuper la place.
Le président. – Un témoin prétend que le jour du procès Drumont-Burdeau vous auriez, étant dans les couloirs du Palais, tenu des propos violents sur le compte des juifs et notamment sur celui de M. de Rothschild : vous auriez dit qu’il fallait le prendre à la lanterne de son hôtel et autres aménités du même genre, a tel point qu’un ouvrier qui entendait vos propos se serait écrié ; ‘’Mais l’on a laissé échapper Ravachol !’’. (Rires).
Le président. – Vous avez su, de la bouche du lieutenant Trochu, que c’était M. Ernest Crémieu Foa qui était l’auteur de la divulgation. Comment avez vous donc laissé battre votre client avec un adversaire que vous saviez ne pas être l’auteur de cette divulgation ? R. Il ne m’appartenait pas de dénoncer le coupable, c’était au capitaine Mayer de le faire, voilà mon opinion bien arrêtée.
Arrivant à la question du poids des épées, M. Jules Guérin dit que c’est une question d’appréciation.

Le capitaine Delorme
Le capitaine Delorme est ensuite interrogé.
D. Pourquoi n’avez vous pas essayé d’arranger l’affaire ? R. – Pour l’arranger, il eut fallu connaître le nom de la personne qui avait divulgué le procès-verbal, et ce nom, nous ne le connaissions pas.
Le président- Le capitaine Mayer ne vous l’avait donc pas révélé ? R. Il nous avait simplement donné sa parole d’honneur qu’il n’en était pas l’auteur.
D. – L’accusation vous reprochera d’avoir accepté de laisser faire se battre le capitaine Mayer dans ces conditions. – R. Mais puisqu’il avait accepté la provocation, nous ne pouvions pas aller à l’encontre.
Le président. – Et la faiblesse du bras aurait dû vous servir d’indication sur le danger que pouvait courir votre client. – R. Le capitaine Mayer n’attachait pas grande importance à la faiblesse de son bras ; d’autre part, le médecin de l’Ecole qui assistait au combat, ne fit aucune observation ; nous étions donc couverts de ce côté-là.

Le capitaine Poujade
Le capitaine Poujade déclare à son tour que le seul moyen d’arranger l’affaire était que les témoins se retirassent, et encore, comme le capitaine Mayer voulait se battre à tout prix, il aurait constitué d’autres témoins, et la rencontre aurait eu lieu.
Nous n’avons pas voulu abandonner un camarade, mais nous étions bien décidés à arrêter le combat à la première égratignure.
D. – L’autorité militaire a-t-elle été mise au courant de la volonté exprimée par le capitaine Mayer qui exigeait une lettre du marquis de Morès attestant sa parfaite honorabilité avant le combat ? R.- l’autorité militaire a été tenue au courant de tous les incidents préliminaires par le capitaine lui-même.
Un des défenseurs demande si le général commandant l’Ecole Polytechnique n’a pas dirigé le capitaine Mayer dans le choix du second témoin ? Mais sur l’observation de l’avocat général qui s’oppose à ce que pareille question soit posée, le défenseur déclare y renoncer. L’interrogatoire est terminé.
On procède à l’audition des témoins.

Le lieutenant Trochu fait l’historique des pourparlers qui eurent lieu au sujet du duel de Morès-Crémieu Foa.
D’après le lieutenant Trochu, c’est le capitaine Crémieu Foa qui a commencé de recopier le procès-verbal ; son frère Ernest l’a achevé. Au sujet de ce procès-verbal, il nous dit : ‘’C’est mon arrêt de mort que vous venez de signer’’.
Le président. – Que voulait-il dire par là ? R. Probablement faisait-il allusion aux craintes que lui inspirait sa faiblesse au tir au pistolet. Quand j’ai su que le procès-verbal avait été publié, j’ai dit au capitaine Mayer : ‘’Vous verrez que l’on va nous ennuyer au sujet de cette publication, et nous ne l’aurons pas volé’’.
En effet, en arrivant sur le terrain à Levallois-Perret, le marquis de Morès s’est avancé près du capitaine Mayer et lui a dit : - Le procès-verbal a été publié, vous m’en rendrez raison’’.
-C’est entendu, riposta Mayer, mais je vous donne ma parole que je ne suis pas l’auteur de la divulgation.

M. Ernest Crémieu Foa, fondé de pouvoir dans une maison de banque, est ensuite entendu. Il fait l’historique des pourparlers des duels de son frère.
- Je tiens à détruire une légende dit-il, j’ai fait publier le procès-verbal parce que j’en avais non seulement le droit, mais encore le devoir. Aucun engagement contraire n’avait été pris. (Marques d’étonnement).
Le président. – Pardon, Monsieur, le lieutenant Trochu et tous les témoins du duel sont d’accord pour dire que l’engagement d’honneur de ne pas publier le procès-verbal avait été pris par lui. R. – Nullement. (Bruit).
Le lieutenant Trochu, rappelé dit :
Quand M. Crémieu Foa voulut partir, il dit : ‘’Ce procès-verbal aura du bon parce qu’il fera connaître qui sont ces gens-là.
-Ah ! non, répondit le capitaine Mayer, le procès-verbal ne doit pas être publié, tous les témoins en ont pris l’engagement d’honneur.
Incident
Le président, à M. Ernest Foa : Qu’avez-vous à dire ? – R. Le lieutenant Trochu se dit l’ami de mon frère, je déclare qu’il n’en est rien. (bruit prolongé).
-Vous avez juré de dire la vérité, ne l’oubliez pas, dit le président au milieu des murmures de l’audience.
D. Vous avez entendu la discussion des témoins qui réglaient la rencontre de votre frère avec M. de Lamaze ? – R. Je n’ai entendu que les mots : ‘’ Un ! deux ! trois ! feu ! ‘’ Je traversais la chambre au moment où on les prononçait.
D. Comment avez vous fait alors une scène au capitaine Mayer, lui reprochant de n’avoir pas pris les intérêts de votre frère ? Vous disiez ‘’Le marquis de Morès a eu seul la parole, il a parlé tout le temps’’. Vous écoutiez donc aux portes ? – R. Mais je n’ai pas dit cela.
Le lieutenant Trochu rappelé jure sur l’honneur que ces paroles ont bien été tenues par M. Ernest Crémieu-Foa.
-Et moi, je jure aussi sur l’honneur s’écrie M. Crémieu-Foa, que je n’ai pas ainsi formulé mes griefs. D’ailleurs, on cherche à faire croire que je ne suis pas homme à revendiquer des responsabilités. Je tiens à dire….
-Pardon, interrompt l’avocat général, l’apologie que vous faites de votre personne est au moins inutile, vous n’êtes pas ici pour cela (Hilarité prolongée).
-Je suis très ému, dit M. Crémieu-Foa, en pensant qu’un mot de ma main aurait pu empêcher la mort du capitaine Mayer.
Le président. – Une indiscrétion de moins…. (Murmures dans l’auditoire).
M. Ernest Crémieu-Foa provoque de nouveau les murmures en disant que le marquis de Morès devait se douter qu’il était l’auteur de la divulgation.
Me Demange. – Il y avait un moyen de le faire savoir d’une façon certaine, c’était de lui dire vous-même.
L’audience est levée à 6heures et renvoyée à demain.

Après l’audience
Au sortir de l’audience, des manifestations diverses eurent lieu dans les couloirs du palais de Justice contre M. Léon Taxil et M. Ernest Crémieu-Foa ; les gardes y ont rapidement mis fin en faisant circuler tous le monde.’’

Dans l’’’Echo de Lyon’’, Journal Républicain Indépendant, le lecteur passionné par ce procès pouvait lire le 31 août 1892, le verdict de cette joute oratoire en date du 30 août de la même année:
‘’Cour d’Assises de la Seine
Le procès de Morès

Paris, 30 août
Aujourd’hui, le public est encore moins nombreux qu’hier, on procède à
L’audition des témoins
Le commandant Esterhazy

Le commandant Esterhazy, major au 110ème de ligne, témoin dans la rencontre de M. Drumont et du capitaine Crémieu-Foa, rend hommage à la modération et à l’esprit dont fit preuve M. de Morès, qui était témoin de M. Drumont.
Puis, parlant des articles parus dans la Libre Parole contre les juifs dans l’armée, le commandant Esterhazy dit quelle peine ses camarades et lui éprouvèrent de telles attaques : Nous désirons beaucoup en connaître l’auteur, dit-il, car tous nous sommes indignés de penser que l’un des nôtres persiste à se cacher derrière la signature de M. de Lamase. (Mouvement).

La paire d’épées appartenant au marquis de Morès, et qui d’après le sort a servi au combat, est sortie du fourreau de serge verte qui l’enveloppe et placée sous les yeux des jurés.

D’après le commandant, le poids ordinaire des épées varie entre 480 et 530 grammes ; celles du marquis de Morès pesaient 750 à 780 grammes. S’il avait été témoin du capitaine Mayer, il les aurait formellement refusées.
Le président, au capitaine Delorme. –
Vous entendez ce que vient de dire le commandant Esterhazy ; qu’avez vous à répondre ? – R. Rien.
Le président. – Et vous, M. le capitaine Poujade ? – R. C’est l’avis personnel du commandant ; quant à moi, je déclare que lorsque sur le terrain on manque de point de comparaison, il est difficile sinon impossible de se rendre compte du poids des armes.
Me Demange constate que le sort avait voulu que l’épée échue au capitaine Mayer fut justement la moins lourde ; elle pesait 754 grammes, tandis que celle du marquis de Morès pesait 781 grammes.
Sur la demande de l’un des défenseurs, le commandant Esterhazy déclare que le capitaine Mayer ne pouvait pas accepter la proposition du marquis de Morès, l’invitant à faire connaître l’auteur de la divulgation. S’il l’eût fait, il se fût certainement exposé à être mis en quarantaine par ses camarades. Il persiste à penser cependant que les témoins auraient pu arranger l’affaire.

Le médecin-major Février
Le médecin-major Février, de l’Ecole polytechnique, dit que six jours avant la rencontre, le capitaine Mayer vint le trouver, se plaignant d’une grande gêne dans le bras droit ; les flexions étaient difficiles, mais le capitaine Mayer qui faisait beaucoup d’escrime ne ressentait cette gêne dans l’avant-bras qu’après un assez long temps.
L’avis du médecin-major est qu’au moment de la rencontre, laquelle n’a duré que quelques secondes, l’état d’infériorité du capitaine Mayer ne devait pas exister, aucune fatigue n’ayant eu encore le temps de se produire.

Le docteur Vibert
Le docteur Vibert, médecin légiste, a fait l’autopsie du corps du capitaine Mayer. Il rend compte de ses constatations.
L’épée a traversé sous l’aisselle droite et perforé le poumon, et elle a atteint la colonne vertébrale. La longueur totale du trajet de l’épée était de 25 centimètres.

M. Tixier
M. Tixier, maître d’armes à l’Ecole polytechnique, donnait souvent des leçons d’escrime au capitaine Mayer.
D. Saviez-vous que le capitaine Mayer souffrit d’une faiblesse du bras. – R. Oui, mon commandant. (Hilarité). Se reprenant vivement : Oui, M. le président.

D’après le maître d’armes, la douleur dont se plaignait le capitaine Mayer, pourrait être appelée la crampe des escrimeurs. La leçon qu’il a prise la veille du duel, il a dû la prendre de la main gauche ; il ne faisait jamais de l’épée, il ne se battait qu’au fleuret.

M. Roulleau
M. Roulleau, fils d’u professeur Roulleau, caporal maître d’armes à l’Ecole polytechnique, dépose :
Le capitaine Mayer, préoccupé du poids des épées de M. de Morès, qu’il savait être lourdes, m’avait demandé si on avait le droit de les refuser sur le terrain, et je lui avais répondu que je le pensais.

M. Seuille
M. Seuille, sergent maître d’armes à l’Ecole polytechnique, dit que la force du capitaine Mayer était au-dessus la moyenne, mais comme les précédents témoins, il constate que sa main se fatiguait facilement.

M. Ayat
M. Ayat, maître d’armes de M. de Morès, dit que son client est un tireur de deuxième force, au-dessous de la moyenne ; il ne fait de l’escrime que depuis 4 mois.
Le président. – Quel en est le poids ? – R. J’en ai de tous les poids : 480 grammes, 520, 750 et même 1 kilo 20 grammes. M. de Morès tire avec des épées de 520 grammes. Dans le métier militaire on ne tire qu’avec des fleurets, mais quand on a l’habitude de tirer avec des épées on ne les trouve pas lourdes quand elles pèsent 750 grammes.
Le président. – Vous êtes le premier à exprimer un tel avis.
L’opinion de M. Ayat est que le capitaine Mayer était beaucoup plus fort que M. de Morès, et il avait averti ce dernier qu’’il eût à se méfier de lui, car il tirait dans les parties basses.

Conclusions des experts
MM. Vigeant et Prévost, commis par le parquet à titre d’experts, rendent compte de leurs conclusions.
La paire d’épées qui a servi au duel pesait 1535 grammes, se répartissant ainsi : celle du capitaine Mayer, 754 grammes.
Si j’étais directeur d’un combat, dit M. Vigeant, je préférerais beaucoup voir des épées lourdes dans les mains des combattants que des épées légères : ainsi je lirai plus facilement dans leur jeu et au besoin il ne serait plus commode d’arrêter le combat.
En somme, étant donné la durée du combat les experts estiment que le poids des armes n’a pu influencer en rien sur l’issue de la rencontre.

M. Léo Taxil
M. Jogand, dit Léo Taxil. – J’ai écrit dans la France chrétienne un article relatif au duel ; je disais, dans cet article, que j’avais entendu le 14 juin, au Palais de Justice, au moment du procès Burdeau et de la Libre Parole, M. Guérin dire : ‘’Il faut en finir avec les Juifs, le peuple est avec nous , il nous suivra ; il faut lui donner de l’élan et, au premier Juif décousu ou étranglé, on marchera. Moi, le tout premier, je me charge de la chose ; que nous ayons un cadavre de Juif et la France se relèvera. Je pendrai moi-même M. de Rothschild à la porte de son hôtel.
Un ouvrier a dit : ‘’On a donc lâché Ravachol !!!’’

Vif incident
M. Guérin. – Je démens depuis el premier mot jusqu’au dernier ce qu’a dit monsieur, qui est un infâme gredin !

Des applaudissements éclatent dans l’auditoire. L’avocat général Laffon demande de faire évacuer la salle.
Le président dit à M. Guérin qu’il ne doit pas insulter les témoins et il l’engage à retirer son expression.

Suspension de l’audience
L’audience est suspendue au milieu d’une vive animation ; des apostrophes très vives sont adressées à M. Léo Taxil quand il quitte la salle ; on se presse autour de M. Guérin pour l’engager à retirer son expression ou pour l’encourager à la maintenir.
Des colloques très vifs s’engagent dans l’auditoire.

Reprise de l’audience
A la reprise de l’audience, le président s’adresse à M. Guérin :
M. Guérin, dit-il, hier vous avez été fort calme ; la cour vous engage à retirer l’expression injurieuse qui vous est reprochée.
M. Guérin. – J’ai conscience de ma responsabilité et je désire la supporter tout seul. Je ne voudrais pas qu’elle fût supportée par mes amis. Je conserve mes sentiments personnels, mais par déférence pour vous, messieurs, et pour messieurs les jurés, je retire ce que j’ai dit’’.
L’incident est clos et M. Léo Taxil est rappelé.

Nouvel incident.
Me Demange lui demande s’il reconnaît être l’auteur des Amours de Pie IX et de la Vierge aux water closets. – R. C’est exact.
D. N’êtes-vous pas l’auteur de l’opuscule Mais châtrez-les donc ! et Où sont les tripes de Jésus-Christ, ? – R. Oui, mais j’ai comparu en cour d’assises et j’ai été acquitté.
Me Demange. Et aujourd’hui vous écrivez pieusement dans la France chrétienne (longue hilarité).
Un autre défenseur. N’avez-vous pas été condamné pour outrage aux mœurs ? - R. Parfaitement et cela parce que je n’ai pas voulu dénoncer le dessinateur qui avait illustré un journal dans lequel j’écrivais.
L’incident est clos.
On entend ensuite les
Témoins à décharge

Le colonel de Brémond d’Ars et M. de Machy ont, la veille du duel de Morès-Mayer, entendu exprimer l’espoir que la rencontre ne serait pas grave.
M. Albert Savine, éditeur, déclare qu’en 1889, Léo Taxil lui a exprimé ses regrets de ne pouvoir enter en relations avec M. Drumont pour faire campagne contre les juifs.
La parole est à l’avocat général Laffon pour prononcer son
Réquisitoire

L’avocat général demande une condamnation sévère de l’accusé. Il stigmatise en passant la conduite de M. Ernest Crémieu, qui, trois jours durant, a su que l’on cherchait l’auteur de l’indiscrétion et qui a laissé un autre se battre pour lui.
Quant au capitaine Crémieu-Foa, il se bat peut-être, à l’heure où je vous parle, là-bas au Dahomey ; donc je passe.

L’avocat général reproche ensuite à MM. de Morès, de Lamase et Guérin de n’avoir pas fait connaître au ministre de la guerre le nom de l’officier auteur des lettres parues dans la Libre Parole. Cet officier, dit-il, s’il existe réellement, l’armée entière se lève contre lui ; cet homme, vous devez le dénoncer, pour que l’armée le maudisse, et alors vous pourrez plaider l’acquittement.

Les plaidoiries
Me Demange a éloquemment combattu l’argumentation de l’avocat général, et conclu ainsi :
M. de Morès a fait preuve de loyauté, le capitaine Mayer, en lui serrant la main, a d’ailleurs signé le bill d’indemnité que vous allez lui octroyer tout à l’heure. Vous acquitterez un homme de cœur qui a donné sa poitrine et s’est loyalement battu.
Des applaudissements aussitôt réprimés ont éclaté.
Les autres avocats se sont bornés à présenter quelques observations.
M. Guérin s’est défendu lui-même.

Le verdict – L’acquittement.
Après quelques instants de délibérations, le jury rapporte un verdict négatif sur toutes les questions.
En conséquence, le président prononce l’acquittement des quatre accusés.

Aucune manifestation ne s’est produite dans la salle, le président ayant menacé de faire arrêter immédiatement les manifestants.

Après l’audience.
L’audience a été levée à 7 heures, sans incident. La foule, qui attendait au dehors, a salué l’arrivée du marquis de Morès à sa sortie du Palais de Justice, aux cris plusieurs fois répétées de ‘’Vive de Morès’’.
Pendant que le jury délibérait, la foule, parmi laquelle nombre de camelots, a augmenté légèrement place Dauphine.
A peine le prononcé de l’arrêt et de l’acquittement, M. de Morès, ayant à ses côtés ses deux témoins, descend les degrés du grand escalier du Palais de Justice.
Deux ou trois amis placés derrière lui crient aussitôt ; ‘’Vive de Morès’’. Ce cri est répété sur la place, les cinq ou six cents curieux qui se trouvent là se resserrant autour du marquis de Morès et de ses amis. Les gardiens de la paix lui font un passage. Les cris continuent et M. de Morès traverse ainsi la place Dauphine.
Sur le Pont-Neuf, il prend un fiacre, la foule se précipite, mais une quarantaine d’agents barrent le pont et refoulent les badauds.
La voiture qui contient M. de Morès et ses témoins s’éloigne rapidement par la rue Dauphine, suivie pendant quelque temps par une cinquantaine de personnes qui suivent en courant et criant ‘’Vive de Morès :’’
La foule se dissipe peu à peu.
Les agents ont opéré deux arrestations pour refus de circuler.
Un des individus arrêtés criait à pleins poumons : ‘’Vive les Juifs’’.

Bataille de Meaux

Le 30 août 1892, après l'acquittement de Morès, Ernest Crémieu-Foa se rendit à Meaux pour provoquer le Lieutenant Trochu. Celui qui avait été le témoin du Capitaine André Crémieu-Foa, l'avait gravement offensé lors du procès de Morès, en effet il aurait prétendu que le Capitaine Mayer avait reproché à André Crémieu-Foa de se battre pour lui et que lui, Ernest, avait refusé de signer une attestation constatant qu'il était le seul responsable de la publication du procès-verbal des conditions de la rencontre de M. de Lamase et de son frère.

Un échange de courrier avait suivi entre Ernest Crémieu-Foa et le Lieutenant Trochu. Le procès terminé, il fallut vider l'abcès.

A onze heures, Ernest Crémieu-Foa entra seul dans le mess des officiers du 8ème dragon, sans arme, sans canne, s'avança près du Lieutenant Trochu et se borna à un simulacre de voie de fait, ce qui est de règle chez les gens bien élevés. Les camarades de Trochu se précipitèrent sur lui, ils étaient une douzaine et le frappèrent avec, l'un une bouteille, l'autre un siphon d'eau de seltz, qui d'un instrument de table.

C'est ce que les journaux appelèrent la ''Bataille de Meaux''. Quelle digne attitude d'officier brandissant des bouteilles et remportant sur un seul homme et désarmé une éclatante victoire!

‘’Le Petit Parisien’’ du vendredi 2 septembre 1892 révélait à ses lecteurs les dessous des l’Affaire Trochu –Crémieu-Foa:
‘’L’affaire Trochu-Crémieu-Foa
Nous avons raconté hier, l’incident qui s’est produit hier, jeudi matin, à Meaux.
M. Ernest Crémieu-Foa, se jugeant offensé par les termes de la déposition de M. le lieutenant Trochu, à la Cour d’assises de la Seine, est venu trouver ce dernier pour le provoquer.
Celui-ci ayant déclaré qu’il ne pouvait accepter une rencontre avec son provocateur, sans y avoir été préalablement autorisé par le colonel de son régiment. M. Crémieu-Foa, exaspéré, est allé l’insulter au mess des officiers du 8è dragons.
On sait la scène qui en est résultée. M. Crémieu-Foa a été expulsé de la salle après avoir reçu horions.
Conversation avec le lieutenant Trochu.
Un de nos collaborateurs a vu, hier, le lieutenant Trochu qui l’a reçu dans la pièce même où s’est produite l’altercation.
Le mess des officiers du 8è dragons se trouve à l’Hôtel de la Sirène t une grande porte cochère, ouvrant sur la rue du Grand Cerf y donne accès. Ces détails sont nécessaires pour l’intelligence du récit de la scène.
Avant de rapporter les paroles du lieutenant Trochu, disons que M. Ernest Crémieu-Foa était arrivé mardi soir à minuit à Meaux, accompagné de MM. Isaac, l’ancien préfet de Fourmies, Khann et Rheims, ces deux derniers fondés de pouvoir d’une maison de banque.
M. Ernest Crémieu-Foa était décidé à se battre avec le lieutenant Trochu et avait apporté avec lui des épées. Sachant, sans doute, que le mess des officiers se tenait à l’hôtel de la Sirène, il descendit à cet hôtel.
‘’Mercredi matin, à cinq heures un quart, dit le lieutenant Trochu à notre rédacteur, je venais de me lever pour aller à la manœuvre, quand on m’apporta une lettre qui portait cette mention ; ‘’Urgente et personnelle’’. Elle était ainsi conçue :
Monsieur, vous avez prétendu que j’avais refusé au capitaine Mayer de signer une attestation constatant que j’étais seul responsable de la publication des procès-verbaux, vous en avez menti :
Vous vous êtes dit l’ami de mon frère ; vous ne l’êtes pas, et vous ne l’avez jamais été. Vous n’avez été qu’un témoin déloyal et pactisant avec l’adversaire.
Pour éviter à vous de vous et à vos témoins le voyage à Paris, je suis à l’hôtel de la Sirène avec deux de mes amis.
Signé : Ernest Crémieu-Foa’’.

Je répondis immédiatement à cette lettre par la suivante :
Monsieur, vous prétendez que j’ai dit à la Cour d’assises que vous aviez refusé de donner votre signature au capitaine Mayer, attestant que vous aviez pris la responsabilité de la publication des procès-verbaux. C’est vous qui en avez menti,
Quant à être et avoir été l’ami de votre frère, j’ai prouvé hautement lorsque tout le monde se refusait à l’être et que tous me désapprouvaient, A votre provocation, je répondrai ce qu’un mort a répondu à votre frère : ‘’Je ne me battrai pas avec vous. De plus mon colonel s’y oppose formellement.
Malgré tout j’irais sur le terrain et vous avez ma poitrine entre celles du captaine Mayer et de M. de Morès.
Signé Lieutenant Trochu’’.

Aussitôt arrivé au champ de manœuvre, je parlai de cette affaire à mon colonel qui approuva hautement ma conduite et me dit même ‘’S’il vient vous provoquer, recevez-le à coups de bâton’’.
Tous mes camarades approuvèrent également ma conduite et me déclarèrent qu’il en aurait été tout autrement si j’avais consenti à me battre avec ce monsieur.

L’Agression.
‘’Nous avons coutume de déjeuner au mess à dix heures et demi, nous y étions depuis dix minutes à peine, quand la porte vitrée donnant sur la rue du Grand Cerf s’ouvrit et M. Ernest Crémieu-Foa entra, un gant à la main.
Il s’avança vers moi et, me jetant le gant au visage : ‘’Monsieur Trochu, me dit-il, je vous gifle’’. J’évitai d’un mouvement de bras le gant et, saisissant une canne, je lui en portai un coup. ? Une lutte s’engagea aussitôt entre nous. Il me porta un coup de poing au milieu du front, et me lança un coup de pied à la jambe, je tapai de mon mieux. Tout ceci se passa avec la rapidité que vous pouvez deviner ; à ce moment les officiers présents qui trouvaient fort mauvais que ce monsieur eût ainsi pénétré dans notre mess (salle qui nous est absolument réservée) et ne voulait pas me laisser colleter plus longtemps avec cet intrus, se précipitèrent sur lui. Les plus proches lui donnent des coups de poing, les verres, les bouteilles pleuvent. Un siphon l’atteint au front au-dessus de l’’œil droit et lui fait une blessure qui saigne abondamment. Il est finalement jeté dehors, après avoir reçu une raclée dont il gardera longtemps souvenance.
Pendant ce temps, la foule a été rassemblée autour du mess.
M. Ernest Crémieu-Foa chercha à l’ameuter, criant :
- Ils se sont mis à douze contre moi.
Les gendarmes ne tardèrent pas à arriver et à faire évacuer la rue.
Mon agresseur se décide alors à rentrer à l’hôtel pour se faire panser, puis il fait venir une voiture et part pour la gare dans l’intention de prendre le train de midi vingt minutes. Mais sur l’ordre du parquet, qui avait été prévenu de la scène par le colonel, le commissaire de police le rejoint au moment de son départ, le ramène au Palais de Justice, ainsi que moi et les officiers qui se trouvaient au mess.

Chez le Procureur de la République
Interrogé d’abord par le substitut du Procureur de la République, je répondis que je ne me battrais jamais avec M. Ernest Crémieu-Foa. Confronté avec lui, dans la crainte qu’une nouvelle altercation se produisit, le commissaire de police se plaça entre nous. Je déclarai à nouveau que jamais, à la Cour d’assises, il n’avait été question de la signature demandée par le capitaine Mayer. – Pourquoi m’avez vous provoqué, dis-je à mon adversaire ? C’est avec M. de Morès que vous auriez dû vous battre.
-Puisque vous refuser de venir sur le terrain avec moi, répondit-il, nous nous retrouverons bientôt, car après vous, je provoquerai tous les capitaines du régiment, c’est une mission que mon frère m’a confié en partant pour le Dahomey.
-En résumé, je puis vous assurer, continue le lieutenant Trochu, que si M. Ernest Crémieu-Foa s’avise de revenir nous provoquer, il recevra de nouveau une volée de bois vert, et personne d’entre nous ne lui fera l’honneur de se battre avec lui ; il est disqualifié.
Je regrette vivement pour ma part d’avoir été mêlé à cette affaire et d’avoir accepté de servir de témoin au capitaine Crémieu-Foa, dont je reste l’ami, - et j’y ai quelque mérite, - car j’estime qu’il a été la première victime de la conduite inconsidérée de son frère.
Le colonel Leynia de la Jarrige a bien voulu nous confirmer l’interdiction absolue qu’il avait fait e à ses officiers de se mesurer avec M. Ernest Crémieu-Foa. M. Grimm, commissaire de Police, ne nous a rien dit qui pût jeter un jour nouveau sur l’affaire. Il nous a fait remarquer que les trois amis de M. Crémieu-Foa, prévoyant, sans doute, la scène de violence qui allait se produire, avait repris à neuf heures vingt minutes le train pour Paris.
Enfin, nous croyons savoir que le Parquet dont l’enquête est loin d’être terminée – ne conclura pas à des poursuites. Dans le cas contraire, M. Ernest Crémieu-Foa et les officiers du 8è dragons présents au mess au moment de l’altercation seraient poursuivis pour coups et blessures réciproques.’’

Finalement la campagne antisémite ne déplut pas à certaines gens chez qui l'esprit de parti tenait lieu d'opinion et qui sacrifiaient volontiers, comme l'anonyme auteur des articles: ''Les Juifs dans l'Armée''. S'il en était ainsi, de quel côté était le respect de l'uniforme?

Quelques jours avant les obsèques du Capitaine Armand Mayer, le Capitaine André Crémieu-Foa reçut l'ordre de s'embarquer pour Tunis, et de cet endroit il a trouvé l'ordre de se rendre au Dahomey. ''Un brave celui-là'' disait un de ses compagnons, ''comme tous nos officiers du reste''; c'est vraiment un miracle qu'il ne soit pas encore tué, il est toujours le premier. On dirait que les balles dahoméennes ne veulent pas de lui''. Blessé le 26 octobre, il n'avait pas voulu interrompre son service, il trouvera la mort pour sa Patrie le 17 novembre 1892 à Porto-Novo et sera enseveli auprès des Commandants Faurax, Marmet, des Capitaines Bérard et Bellamy, des Lieutenants Amelot, Badaire, Bozano, Doué, Toulouse, Gélas, Mercier, Menou, Michel, du Sergent Mauduit, de l'Adjudant Schoeber et tant d'autres dont le Lieutenant Valabrégue qui comme lui était un officier français appartenant au Culte Israélite.
''Mais ce ne sont pas des Sémites ni des Aryens qui dorment au Dahomey de l'éternel sommeil, retournés à la poussière de la terre africaine, ces braves soldats, en ont fait une terre française''.

Lors du service funèbre du Capitaine André Crémieu-Foa et du Lieutenant Valabrégue le Grand Rabbin Zadock Kahn prononça une allocution très remarquée:
'' Lorsque la nouvelle de la mort du Capitaine Crémieu-Foa et du Lieutenant Valabrégue fut connue dans notre Communauté, le désir s'est manifesté de toutes parts qu'une cérémonie funèbre fut célébrée à leur intention.... Je me ferais scrupule cependant de trop m'apitoyer sur le sort de nos braves qui sont devenus les élus de la mort, et je craindrais de froisser les sentiments de ceux qui les pleurent le plus amèrement. Mme Crémieu-Foa, au plus fort de son désespoir de mère, a prononcé elle-même cette parole qui convient si bien à une femme française: '' En le destinant à l'armée, je savais bien que je le donnais à la France, Dès son enfance, je lui racontais la fin de notre parent Franchetti''. C'est ainsi que parlait la pieuse Anna, lorsqu'elle se sépara à jamais du fils que Dieu avait accordé à ses prières. ''C'est pour cet enfant que j'ai prié: Dieu a daigné agréer ma demande. Aussi je le consacre à son service, et toute sa vie il appartiendra au Seigneur...''

Epilogue

Le cheval de Crémieu-Foa

''L'Abeille de Fontainebleau'' se fit l'écho de tous et quand il y avait quelques cachotteries à révéler, elle n'était pas la dernière. En effet, elle annonça l'histoire du cheval de Crémieu-Foa en date du 9 septembre 1892:
''Ernest Crémieu-Foa, dont il a été tant parlé la semaine dernière à propos de son algarade au Mess des officiers du 8è Dragons à Meaux, habite près de Fontainebleau.
Depuis le commencement de la Belle saison, il s'est installé sur les bords de la Seine, aux Plâtreries où il se livre aux sports les plus variés, équitation, natation, etc...
C'est même dans son écurie aux Plâtreries, que l'on a retrouvé dernièrement le cheval de son frère, à la recherche duquel le 8è dragons était depuis le départ du Capitaine Crémieu-Foa pour la Tunisie, puis le Dahomey.
Quant sont arrivées toutes les histoires de duel Morès-Drumont-Guerin-De Lamase, etc... le Capitaine Crémieu-Foa était entré en permission à Paris, où il avait amené son cheval. Une fois partie en Tunisie, le Colonel De la Jarrige fit chercher le cheval qui appartenait à l'Etat; il apprit récemment qu'il était aux Plâtreries en la possession d'Ernest Crémieu-Foa. C'est là que les gendarmes ont été le chercher pour le réexpédier sur Meaux, où il est maintenant''.


Frédéric Viey

Aucun commentaire: